Marc Rees (Next INpact) : "Les sites de cul sont à poil".
Le tribunal judiciaire de Paris a débouté les associations La Voix de l'Enfant et e-Enfance de leur demande de bloquer certains sites de porno. Marc Rees, rédac' chef de Next INpact, nous éclaire.
Attention : ce papier est très long et ressemble (un peu) à un cours de droit. Avant d’en venir au coeur du sujet, Marc n’hésite pas à nous fournir des clés de compréhension, à débroussailler le terrain juridique. Un “mal” nécessaire pour cerner les enjeux du blocage des sites pornos en France et comprendre quels textes entrent en action. La CNIL n’a d’ailleurs pas traîné à réagir sur la question en alertant sur le respect de la RGPD.
N’hésitez pas à vous installer confortablement, un café à la main et l’esprit concentré. Prêt ? Lisez !
Pour ceux qui n’aurait pas suivi ce dossier, peux-tu résumer le pourquoi du comment de cette histoire ?
Le point de départ de cette procédure, c’est un article du Code Pénal. Il concerne une infraction. Cette infraction se trouve à l’article 227-24. En la faisant très court, elle explique qu’il est interdit de rendre accessible aux mineurs des contenus pornographiques :
« Le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support un message à caractère (…) pornographique (…) soit de faire commerce d'un tel message, est puni de trois ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende lorsque ce message est susceptible d'être vu ou perçu par un mineur ».
Face à cette infraction, pas mal de sites avaient trouvé une astuce : mettre en place un disclaimer. C’est-à-dire une déclaration d’âge sur la page d’accueil où l’internaute certifie sur l’honneur être majeur, en levant la main droite et crachant par terre.
Une manière de se dédouaner en gros ?
De se dédouaner mais aussi de répondre avec les moyens du bord à une difficulté complexe : connaître l’âge d’un internaute. N’importe quel internaute peut donc certifier avoir plus de 18 ans alors qu’il peut en avoir moins.
L’an dernier, une proposition de loi est devenue loi : celle contre les violences conjugales (30 juillet 2020). Elle comprend une disposition qui a ajusté ce fameux article 227-24.
Désormais, les disclaimer mis en place par les sites pornos ne valent plus rien. Peanuts. Les sites de cul sont à poil. Le dernier alinéa de cet article prévient ainsi que l’infraction reste constituée quand le contrôle d’âge se limite à une simple déclaration.
Une double contrainte pèse désormais sur les éditeurs de ces sites : d’un côté, la loi leur demande de s’assurer que l’internaute est majeur, de l’autre côté, elle est silencieuse sur le mode opératoire. Aux sites de se débrouiller.
Cette charge supplémentaire pour les éditeurs de sites est complètement assumée par les députés LREM (La République En Marche) à l’origine de cette loi. Un rapport rédigé à cette occasion ne s’en cache pas.
Je dis peut-être une bêtise, mais cette loi a été adoptée en France, or les sites pornos sont souvent hébergés à l’étranger…
Oui, mais ils sont accessibles en France. La question de la territorialité ne se pose pas, c’est le lieu de l’infraction. Voilà le cœur du cœur de cette affaire.
Ce qui nous amène à ces deux associations déboutées de leur demande…
Pas encore. La loi en question contre les violences conjugales n’a pas seulement ajouté un alinéa à l’article 227-24 pour neutraliser les disclaimer. Elle a aussi apporté une nouvelle procédure pour obtenir le blocage des sites pornos ne respectant pas cette obligation de contrôler l’âge.
Cette procédure a lieu devant le CSA (Conseil Supérieur de l’Audiovisuel) : toute personne (association de défense de l’enfance, mouvement, peu importe) peut saisir le CSA pour lui demander de constater qu’un site est accessible aux mineurs sans solide contrôle d’âge.
Quand le président du CSA (ou l’un de ses employés) va recevoir un dossier, il va se rendre sur le site en question et constater si des contenus pornographiques sont effectivement accessibles aux mineurs.
Dans un tel cas, il adressera une mise en demeure à son éditeur afin qu’il corrige le tir, tout en l’invitant à fournir ses observations. Si les réponses ne sont pas concluantes, suffisantes ou inexistantes, le président du CSA aura la possibilité de saisir la justice aux fins de blocage.
Trois associations (la COFRADE, OPEN et l’UNAF) ont défriché cette procédure en novembre 2020, donc peu de temps après l’adoption de la loi du 30 juillet 2020. Elles ont adressé des constats d’huissier au président du CSA, en visant plusieurs sites pornos (Pornhub, Tukif, Xnxx, Xhamster, Xvideos, Jacquieetmicheltv2, jacquieetmichel, jacquieetmicheltv), accusés de diffuser des contenus pornos accessibles aux mineurs.
Le CSA a alors envoyé une demande d’éclaircissement à ces sites. De là, on pouvait s’attendre à un blocage très rapide puisqu’aucun, à part Jacquie et Michel, n’a modifié son modèle économique et est resté sur un simple disclaimer en page d’accueil. Sauf qu’il y a eu un double couac dans la machinerie procédurale. Premier couac, la France n’avait pas notifié la Commission Européenne ce texte.
Ce qui implique ?
Quand un État membre, ici la France, veut encadrer ou réguler le commerce électronique avec des sociétés installées dans d’autres pays européen (ce qui est le cas ici), il a l’obligation de signaler le plus tôt possible son projet à la Commission Européenne. Celle-ci dispose alors de trois mois pour jauger d’éventuelles perturbations le marché unique, elle peut même retarder la réforme en cours en demandant à ce pays de solides explications sur ses ambitions.
Si le texte est mis en œuvre, sans être notifié, il peut être attaqué et même déclaré inapplicable devant les juridictions. Il fait psschiit ! Mais la France à la dernière minute s’est ressaisie et a notifié le 2 avril dernier, non la loi mais son décret d’application.
Et le deuxième couac du coup… ?
Là est le deuxième couac : la procédure initiée par la COFRADE, OPEN et l’UNAF (note de la rédaction : en novembre 2020) a donc été lancée sans disposer encore de ce décret d’application (NDLR : il sera publié le 8 octobre 2021).
C’est-à-dire qu’aucun texte ne venait détailler les échanges entre le CSA et les sites mis en cause, ni aucune des modalités de mise en œuvre. Ces lacunes ont conduit à ce que l’action lancée par les trois associations patine devant le Conseil. Au final, elle a fini dans un carton, le carton dans un tiroir, le tiroir au grenier. Procédure en sommeil.
Désolé de te couper, mais quel rapport avec la procédure initiée par La Voix de l’Enfant et e-Enfance… ?
J’y viens. Face à ces lacunes, deux associations ont lancé une autre procédure parallèle, pas plus tard qu’en août dernier.
La Voix de l’Enfant et E-enfance, défendues par Maître Laurent Bayon, n’ont pas basé leur action sur ce droit spécifique initié par la loi contre les violences conjugales du 30 juillet 2020, cette fameuse procédure devant le CSA.
Elles se sont appuyées sur une disposition existante dans notre droit depuis 2004 (loi pour la confiance dans l’économie numérique), qui permet à quiconque de saisir le juge pour prévenir ou faire cesser un dommage entre les mains des hébergeurs ou, à défaut, des fournisseurs d’accès.
Dans leur course, elles ont directement assigné des fournisseurs d’accès (Orange, Free, Bouygues Telecom, Colt Technology et SFR) pour leur demander de bloquer neufs sites (Pornhub, Tukif, Xnxx, Xhamster, Xvideos, Iciporno, Youporn, Redtube, Mrsexe).
En clair, La Voix de l’Enfant et e-Enfance ont mis ces fournisseurs d’accès à internet (FAI) devant le fait accompli ?
Oui, mais surtout ces associations ont une grille de lecture très… disons sous amphétamines de la loi pour la confiance dans l’économie numérique, cette loi qui permet de saisir le juge pour prévenir un dommage.
En ayant directement assigné des FAI, elles ont finalement oublié la règle dite de la subsidiarité posée par la loi de 2004. Cette règle les oblige en principe à suivre un cheminement gradué où il faut d’abord contacter l’éditeur du site litigieux, puis s’il ne répond pas son hébergeur. Et c’est seulement si ce dernier ne répond pas davantage, qu’on peut réclamer des FAI une mesure de blocage.
Ces asso’ n’ont donc pas respecté le « bon chemin » ?
Oui, sans doute ont-elles été un peu aveuglées par une décision de la Cour de cassation de 2008 qui avait estimé que l’assignation des FAI n’était pas conditionnée par une mise en cause préalable des hébergeurs. Ce dossier concernait à l’époque un site révisionniste.
Quelle a été la réponse de la Justice ?
En substance, la réponse du vice-président du tribunal judiciaire de Paris a été de refuser le blocage directement entre les mains des FAI, en raison du principe de proportionnalité. Un principe fondamental.
Je m’explique. Avant de sortir la grosse artillerie du blocage, il faut trouver une voie médiane, plus adaptée, en contactant avant tout les éditeurs. C’est le moyen le plus proportionné pour tenter de trouver une solution destinée à s’assurer que leurs contenus ne soient plus accessibles aux mineurs, sans trop malmener les autres impératifs.
Et contrairement à ce que soutenaient les deux associations, les éditeurs et hébergeurs de Pornhub, Tukif, Youporn, et les autres sont bels et bien identifiés dans les conditions générales respectives.
Pourquoi cette mise en balance ? Car contrairement à la pédopornographie, l’incitation au terrorisme, l’apologie des crimes contre l’humanité, etc., le porno en lui-même n’est pas illicite. Certains le jugeront peut-être amoral, mais il n’est pas illégal.
C’est une industrie qui n’est pas interdite, qui répond à des droits et libertés fondamentales. Si demain, je veux monter une société spécialisée dans ce secteur, j’ai le droit de le faire au titre de la liberté d’entreprendre. Si ce soir, en tant qu’internaute, je veux visionner du porno, j’ai le droit de le faire au titre de la liberté de communication.
Voilà donc les deux plateaux de cette balance : d’un côté, l’article 227-24 du Code pénal, celui qui interdit de rendre accessible des contenus pornos aux mineurs, mais de l’autre, des libertés fondamentales (d’entreprendre ou de communication).
Et il revient classiquement au juge d’assurer l’équilibre subtil entre ces deux plateaux. En d’autres termes, cet exercice sera toujours impossible quand une assignation ne vise que les FAI, sans que les éditeurs n’aient voix au chapitre ! Comment le juge pouvait-il exercer son contrôle de proportionnalité dans de telles conditions ?
Si j’ai bien compris, le tribunal ne ferme pas définitivement la porte aux associations ? Les associations se sont juste emmêlées les pinceaux dans la procédure ?
C’est toujours aléatoire que de raisonner a contrario. Mais d’une certaine manière, il y a un appel du pied : pour le tribunal c’est : « Avec les ingrédients que vous me mettez sur la table, moi je ne peux pas réaliser telle recette, mais si vous revenez avec d’autres arguments/ingrédients, peut-être que… »
Les associations vont devoir prouver que le blocage est la seule solution possible, en contactant préalablement et vainement les éditeurs et hébergeurs. Pour elles, ce n’est donc pas une défaite définitive.
Quelles pourraient être les suites de ce combat judiciaire ?
Je ne sais pas si e-Enfance et la Voix de l’Enfant vont déposer un recours. Ceci dit, le jour où le tribunal judiciaire de Paris a rendu sa décision (8 octobre) pour rejeter leurs demandes, le décret d’application de la loi du 3 juillet 2020 a été publié au Journal Officiel. Et l’association OPEN s’est empressée d’indiquer qu’elle allait réactiver la procédure CSA, celle qui dormait au grenier, dans un carton.
Le CSA peut donc maintenant bloquer un site porno ?
Attention : le CSA ne bloque pas lui-même le site. La procédure est en deux temps. Quand le président du Conseil supérieur de l’audiovisuel constate qu’un site pourtant mis en demeure reste accessible aux mineurs, il peut saisir la justice pour obtenir une mesure de blocage. C’est le juge qui décidera, non le président du CSA, en ayant toujours en tête les principes de proportionnalité et du contradictoire.
Dans ce régime, le président du CSA semble pouvoir s’autosaisir. Le fait est que je n’ai pas de définition légale précise de ce qu’est la pornographie. Je ne sais pas si ça commence à un poil, deux poils, un téton, deux ? Je n’en sais rien, d’autant que l’expression doit nécessairement évoluer avec la société.
Un tel flou constitue en tout cas un véritable appeau pour les associations de tous bords, dont les plus radicales avec une vision très traditionnelle de la famille par exemple. C’est encore et toujours le président du CSA qui sera aux premières loges pour déterminer si oui ou non il s’agit possiblement d’un site pornographique, et si oui ou non, il est accessible aux mineurs.
A quoi ressemblerait un site bloqué suite à un signalement du/auprès du CSA ?
Si la justice confirme l’analyse du président de l’autorité administrative, l’accès vers ces sites redirigera vers une page d’information du même Conseil, destinée à expliquer les raisons de ce blocage.
Le hic est que le trafic vers les sites pornos est ultra important, en volume. J’ai donc assez peur des conséquences techniques pour les serveurs du CSA. Ce serait comme déplacer les flux autoroutiers de l’A7 un 15 août vers une petite route de campagne. Mais je suis sûr qu’une solution sera trouvée pour absorber ce raz-de-marée. Enfin... j’espère pour le site CSA.fr.
Un VPN pourrait-il permettre d’esquiver cela ?
Bien sûr, il y aura toujours des solutions de contournement. Le législateur ne s’attaque pas aux personnes qui utilisent un VPN, mais aux sites sans contrôle d’âge, et par ricochet, aux personnes qui ne connaissent pas les réseaux privés virtuels (virtual private network). Croire que des mineurs de 16 ou 17 ans n’ont pas les compétences pour utiliser un VPN est toujours un peu naïf.
Pour en revenir à la question du contrôle d’âge, c’est laborieux, non ?
Si un Internaute est face à deux sites, l’un en accès libre et l’autre qui réclame un moyen de prouver son âge, je crains que par Darwinisme, les poissons s’orientent vers l’océan plutôt que la rivière bardée d’écluses et de barrages. Comme souvent, ce sont les éditeurs en France qui seront en premières loges.
Si on fait entrer le contrôle d’âge dans les habitudes – sans trop savoir comment cela se passera techniquement, je crains aussi l’arrivée de sites « pot-de-miel » : des faux sites pornos mis en ligne, dont la vocation sera de récolter des coordonnées bancaires, ou des copies de pièces d’identité des internautes.
Enfin et surtout, il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de s’assurer de l’âge d’une personne derrière un écran. Une carte bancaire ? Les mineurs peuvent en être dotés. Une pièce d’identité ? Ça n’identifie pas la personne, qui a pu se contenter d’en récupérer une sur le Net. La copie d’une carte d’identité peut en outre se falsifier, même si évidemment ces pratiques sont prohibées.
Peut-on y voir une énième menace pour la scène indépendante et les « petits sites » ?
Les textes en vigueur s’appliquent à l’ensemble des sites. Les GAFAM du porno (Pornhub, Youporn, etc.) auront sans doute la surface financière pour adopter un système de contrôle d’âge conforme aux attentes encore inconnues du CSA.
Mais les travailleuses/travailleurs du sexe et petits acteurs du porno n’auront pas la même latitude, d’autant qu’il revient finalement à chacun de déterminer si le contenu qu’il diffuse publiquement aux yeux des visiteurs est pornographique (ou non) et si le contrôle d’âge est suffisamment robuste !
Soyons pessimistes : une escort pourrait-elle être frappée par ce genre de mesure de vérification d’âge ?
On peut l’imaginer, en raison des contours trop imprécis et d’une vérification d’âge délicate à déployer, d’autant que le porno peut être véhiculé par des images mais aussi du texte, des dessins, etc.
Une certitude : ce dispositif crée par contre-coup une insécurité juridique forte pour les personnes qui rentrent possiblement dans le champ de l’infraction. Derrière la nécessaire protection de la jeunesse, se cachent en définitive des questions extrêmement lourdes.
Jonathan Konitz (et encore merci à Marc pour sa patience à toute épreuve).