Edito #1 - Emma Becker est dans la place
Pour ce premier édito, nous avons laissé la parole à Emma Becker. Promis, ça vaut son pesant d'or.
Susan Waters-Jones
Susan Waters-Jones est une vieille dame de la région de Manchester, elle est veuve et voudrait distraire sa solitude dans les bras d’un homme, moyennant finances. Au vu de l’offre abondante sur le site anglais AdultWork.com, on serait tentés de penser que Susan n’a que l’embarras du choix. Hé bien, cela fait deux ans maintenant que Susan cherche, entretient de longues conversations avec plusieurs candidats -en vain.
Il faut dire que Susan est difficile; elle peut uniquement recevoir (à 86 ans on n’a pas très envie de se déplacer). Elle pose beaucoup de questions, tant il est vrai qu’on n’achète pas un petit cochon dans un sac. Et puis, elle aimerait discuter. Certes, les échanges de messages ne font pas partie de la prestation pour laquelle elle paiera, mais on reste deux êtres humains, non ? Elle voudrait savoir, par exemple, ce que WellHung69 compte lui faire lorsqu’il viendra la voir. Elle aimerait qu’il lui parle de ce qui l’excite, lui. Elle voudrait savoir comment lui faire plaisir. WellHung69 répond tout ce que tu veux chérie. Susan trouve que c’est peu, « tout ce qu’elle veut ». Il n’est pas très bavard, pour quelqu’un qui prétend être disponible 24/24 et n’avoir aucune limite; est-ce qu’il fait ça uniquement pour l’argent ? C’est brusquement beaucoup moins sexy. Susan a envie de rêver. Elle a envie d’un homme qui fasse son job mais ne l’accable pas avec ses modalités. Clayton, qui se présente comme professional boyfriend et lui demande 30£ de plus pour acheter des préservatifs, pourrait peut-être faire un effort. LongCockForYou a l’air d’ignorer que PayPal n’est pas l’ami des TDS, ni celui des vieilles dames; il faudrait lui envoyer une garantie, au cas où Susan lui poserait un lapin. Mais s’il ne vient pas, lui ? LongCockForYou promet qu’il viendra, il n’a encore jamais mis de lapin à personne, Susan n’a qu’à regarder son livre d’or sur AdultWork. Susan a beau être vieille, elle le sent quand on l’arnaque: les trois feedbacks ont été écrits par des escorts que LongCockForYou a payées, le menteur, un clic suffit à s’en rendre compte.
Ces hommes, apparemment escorts de métier, auront donné à Susan, en moins de trois messages, leur compte PayPal, leur numéro de téléphone personnel, et leur vrai nom.
Susan aimerait bien qu’on lui envoie des photos supplémentaires -si elle casse sa tirelire, elle voudrait au moins jeter un oeil d’abord. Les quelques photos de bedaines et de caleçons douteux ne nourrissent pas la fibre poétique. JohnSmith accepte, mais il veut aussi des photos de Susan. Non pas que cela change quoi que ce soit; JohnSmith se targue d’être un professionnel -peu importe que son profil dise clairement qu’il préfère les femmes entre 18 et 35 ans, avec des mensurations précises. Mais il faut que le feeling passe. Ces hommes, apparemment escorts de métier, auront donné à Susan, en moins de trois messages, leur compte PayPal, leur numéro de téléphone personnel, et leur vrai nom.
Exposer le sentiment d’impunité de ces types qui sèment leurs coordonnées sans jamais imaginer qu’on puisse les harceler, leur faire du mal, voire les assassiner, c’était splendide, ça parlait tout seul.
Susan Waters-Jones est l’avatar qu’une hétaïre anglaise chère à mon coeur a mis au monde voilà quelques semaines. Le but premier était de pousser dans leurs retranchements les mecs cis hétéros qui s’improvisent TDS, et ils sont légion. Par cette prise de contact sous l’apparence d’une vieille dame vulnérable, au demeurant charmante, elle révélait la situation privilégiée des hommes hétéros au sein du travail du sexe: soit clients, soit…clients. Montrer que 90% de ces mecs essayaient de tirer un coup et en plus d’être payés pour, était déjà merveilleux. Exposer le sentiment d’impunité de ces types qui sèment leurs coordonnées sans jamais imaginer qu’on puisse les harceler, leur faire du mal, voire les assassiner, c’était splendide, ça parlait tout seul. Mais dans le train, tandis que je lisais les conversations en pleurant de rire sous mon masque, le véritable coup de maître de cette manœuvre m’est apparu. Ça n’était pas la tentative d’arnaque à la vieille dame le pire; ça n’était pas la présomption et le ridicule de ces messages où il n’y avait même pas une tentative de ponctuation. Tout ça c’était à la fois drôle et triste, mais ce qu’il fallait retenir, c’était ça: Susan ne faisait rien d’autre que ce que font les clients des TDS, en permanence. Contester les demandes de garantie. Refuser de faire confiance aux TDS mais exiger la leur. Mendier des détails graphiques sur les modalités de la rencontre, tout en restant très vague quant à la date et à l’heure. A la moindre manifestation d’impatience, objecter à la TDS qu’elle est vénale et qu’on est là, nous, client, simplement pour le plaisir. Au plus infime délai dans une réponse, envoyer à la suite « ? », « ?? », « tu me parles plus bébé ? ».
Cette notion de travail n’échappe pas qu’aux clients, elle échappe aux hommes en général.
Ce que faisait cette TDS géniale, c’était remettre la notion de work dans sex work -ce qui pourrait paraître évident mais ne l’est jamais assez : hé oui, mon grand, c’est du boulot d’interagir avec vous ! C’est du boulot de vous répondre à tous, de ne pas s’offusquer de votre impolitesse, de votre malhonnêteté, de votre brutalité, c’est fatigant d’organiser ses réseaux sociaux pour ne pas être outé par des clients malveillants, fatigant aussi de trouver la juste mesure entre professionnalisme et froideur, c’est fatigant de faire des photos correctes, d’écrire un profil qui fasse rêver sans vous faire envisager l’impossible, fatigant de poser ses limites sans donner l’impression au client de le restreindre -pour que le sexe ne soit pour vous que du plaisir, quel travail ça nous demande, à nous !
Je dis « nous », bien que n’étant plus TDS; parce que cette notion de travail n’échappe pas qu’aux clients, elle échappe aux hommes en général. Et parce que toutes les femmes, putes ou non, savent ce qu’est ce travail. C’est un miroir que nous tend Susan; et j’aimerais tellement vous faire lire son compte, parce que les comptes anonymes de TDS (non-client facing accounts) sont ce que j’ai trouvé de plus drôle, de plus brillant, de plus juste sur Twitter. Mais peut-être, pour les apprécier ainsi, faut-il avoir soi-même connu les hommes tels qu’ils sont lorsqu’ils deviennent clients; peut-être faut-il soi-même connaître les ressorts de ce travail d’arrache-pied, pour pouvoir rire encore, d’un rire à leur briser les oreilles à tous, des armes que les hommes donnent aux TDS contre eux, rien qu’en appuyant sur « envoyer ». L’intelligence, le recul, l’humour d’un tel compte Twitter ne peut s’apprendre qu’au contact de leur bêtise, de leur naïveté, de leur maladresse -et je le garde, égoïstement, comme un trésor d’initiée.